SUR LES TRACES DU BATINF4 : SARAJEVO, 30 ANS APRES

 

Trente ans après la mission du BATINF 4 à Sarajevo, la fille d’un militaire du 8ᵉ RPIMa est retournée sur les traces de son père. Un voyage de mémoire et de filiation, mené avec pudeur et reconnaissance, sur les lieux où des soldats français ont œuvré pour maintenir la paix au cœur d’une ville assiégée.

Un militaire ne raconte pas

« Un militaire ne raconte pas. Il ne se raconte pas. »
C’est une phrase que j’ai toujours entendue sur les lèvres de mon père.
Petite, je ne maîtrisais pas grand-chose de son travail.
Je venais parfois à la caserne, impressionnée par l’ordre qui y régnait, par la précision de ce métier autant que par son côté instinctif.
Je serais bien incapable aujourd’hui de retracer précisément son parcours.

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1994 : Sarajevo, ville assiégée

En 1994, le 8ᵉ régiment de parachutistes d’infanterie de marine faisait partie du bataillon d’infanterie numéro 4, le BATINF 4, engagé à Sarajevo sous mandat des Nations unies.
Leur mission s’inscrivait dans l’opération de la FORPRONU : maintenir la paix, protéger les civils et permettre la circulation de l’aide humanitaire dans un pays, une ville divisée entre des peuples frères.
Les soldats vivaient et opéraient dans les sous-sols de la Skenderija, ancien centre olympique de 1984, à proximité de la Sniper Alley et du pont de Vrbanja, où les premières victimes de la guerre furent tuées.
Mon père y assurait une mission de presse. Il recevait les journalistes venus couvrir la guerre et les accompagnait sur le terrain, parfois jusqu’aux zones les plus exposées.

La rencontre avec Rusmir

C’est là, au milieu de cette guerre qui morcelait la ville, que mon père a rencontré Rusmir.
Il vivait non loin de la Skenderija et parlait déjà quelques mots de français.
Peu à peu, il s’est rapproché du bataillon et a commencé à venir régulièrement au contact des militaires du BATINF 4.
Mon père lui a remis un laisser-passer qui lui permettait d’accéder à la Skenderija, où il passait du temps avec eux et les accompagnait dans leurs activités quotidiennes.


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À la maison, son prénom revenait souvent.
Nous lui écrivions, nous lui envoyions des colis, des vêtements, des fournitures scolaires.
Pour nous, il faisait un peu partie de la famille, même à distance.
Mon père parlait de lui avec une admiration tranquille, celle qu’il accordait rarement.
Il voyait en lui un jeune garçon courageux, intelligent, qui avait trouvé sa place parmi les militaires comme s’il en avait toujours fait partie.

Le temps du retour

Des années ont passé.
La vie a suivi son cours, jusqu’à ce que le décès de mon père ravive les souvenirs de cette période.
Ce départ a aussi ramené Rusmir dans nos vies.
Il est revenu à Castres pour lui rendre hommage, avec cette pudeur propre à ceux qui ont partagé des instants qu’on ne raconte pas.
Le revoir, c’était retrouver une trace familière de mon père, un lien encore vivant.

De là est née, naturellement, l’idée de nous rendre à Sarajevo.
Non pas comme un pèlerinage, mais comme une manière de poursuivre leur histoire, de marcher à notre tour sur leurs pas.

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La Skenderija, entre mémoire et vie

Nous sommes arrivées avec ma mère à Sarajevo un samedi soir.
Rusmir nous a conduites à la Skenderija quelques jours plus tard.

Nous avons aperçu le bâtiment de loin.
Il semblait figé entre deux époques : ni vraiment rénové, ni totalement abandonné.
En m’approchant, je me suis surprise à observer chaque détail, comme si mes yeux cherchaient à reconnaître quelque chose.
En gravissant les marches, j’ai senti la paix sous mes pas, là où lui avait connu la guerre.


De l’esplanade, la Skenderija se dévoile dans toute son ambiguïté.
Ce lieu avait accueilli tant de monde lors des Jeux olympiques d’hiver, symbole de fête et de fraternité.
Dix ans plus tard, il représentait tout autre chose : un endroit marqué par la guerre, devenu abri et ligne de vie pour les militaires.
Aujourd’hui, la Skenderija semble figée entre deux réalités.
Là où la joie avait un jour trouvé sa place et où l’horreur s’est ensuite imposée, on trouve désormais des commerces, une salle de spectacle et un terrain de jeux collectifs.
Le lieu paraît apaisé, sans l’être tout à fait.

Malgré la présence de quelques bars et commerces, la Skenderija reste étonnamment calme.
Un dédale de multiples endroits où se mêlent commerces bien ordonnés et box abandonnés.
On y trouve de tout : chaussures, meubles, livres, coiffure, ou même des robes de soirée à louer.
La vie semble avoir repris sa place, mais sans effacer totalement le silence des années passées.

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Sarajevo aujourd’hui

En quittant la Skenderija, la ville s’étend, à la fois familière et singulière.
Sarajevo donne d’abord une impression de calme et d’ordre, mais en y regardant de plus près, tout raconte encore la guerre.
Des bâtiments flambant neufs côtoient d’autres, encore marqués d’impacts ou laissés à l’abandon.
C’est une ville qui s’est reconstruite sans jamais masquer ce qu’elle a traversé.

Dans les rues, les gens sont posés, tranquilles, accueillants.
On y croise les minarets, les clochers, les façades aux influences multiples.
L’islam, le catholicisme et l’orthodoxie se partagent l’espace sans s’affronter mais quand même bien distincts.

Je m’y suis sentie en sécurité, de jour comme de nuit.
Beaucoup s’étonnent encore qu’on puisse visiter la Bosnie, mais c’est un pays magnifique, proche de la Croatie par ses paysages et son atmosphère, une terre où la mémoire et la vie cohabitent simplement.

Trente ans plus tard

Trente ans, c’est à la fois une éternité et un battement de cils.
Ce voyage m’a rappelé que les guerres ne laissent pas seulement des ruines, mais aussi des liens, parfois plus forts que le temps.

À Sarajevo, j’ai vu ce qu’il reste quand les armes se taisent : la volonté de vivre ensemble, la dignité, et le souvenir de ceux qui ont tout donné pour maintenir la paix.

Mon père faisait partie de ceux-là.
Et à travers Rusmir, j’ai compris que son engagement avait eu un sens, parce que la vie, ici, continue.

 Virginie Antoine  fille du major Antoine 

 

Commentaires

  • VINCENT Roger
    • 1. VINCENT Roger Le 27/11/2025
    J'ai "campé" dans la Skenderija presque sept mois aux côtés de Jacques, sûr qu'il aurait aimé y retourner avec vous.
    Merci de nous avoir fait partager votre voyage.
  • Grenier Mado
    • 2. Grenier Mado Le 26/11/2025
    Belle aventure et reconnaissance à travers les chemins de ton papa. Bravo à toutes les deux.

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